10/12/2014

Sortie DVD - LES HAUTES SOLITUDES - Philippe Garrel


Les Hautes Solitudes (1974)

80 mins, black & white, silent/muet
with/avec: Jean Seberg & Nico, Tina Aumont, Laurent Terzieff

Gerard Courant's entretien

Philippe Garrel à Digne (premier voyage, 1975) – video 8’27"

Excerpts selected, translated and edited by Laura Staab at Re:Voir Video (december 2013)

Intertitre : UN ANGE PASSE ET LES HAUTES SOLITUDES
P.G. : ...je me suis mis à la caméra, mais je ne sais pas le faire, alors c’est assez désastreux techniquement, mais, en même temps, j’aime mieux ça parce que ça me laisse plus de liberté et je suis avec des gens par affinité élective comme quand on choisit des gens pour tourner avec. Je ne suis plus avec eux, simplement pour des raisons de pratique. Et puis, en même temps, maintenant, je m’aperçois que, tenir la caméra moi-même c’est quelque part comme avoir un bras en fer. C’est une aussi une prothèse. Ça tient de l’horreur. C’est ce que Welles explique. Alors, je ne connais pas la solution. Peut-être que l’on va aller un jour vers une caméra téléguidée qui travaillerait toute seule. Ça serait déjà mieux dans la mesure où ce sont effectivement des machines.

Intertitle: UN ANGE PASSE AND LES HAUTES SOLITUDES
P.G.: …I took control of the camera, but I didn’t know how to operate it, so it was quite disastrous technically, but, at the same time, I liked it better because it allowed me more freedom. [...] Now, I see that to take control of the camera myself is something like having an iron arm. It is like an artificial limb. There is some horror in that. That is what Welles explains. I have not known a solution to it. Maybe one day we will use a radio-controlled camera that works alone. [...]

***

Intertitre : JEAN SEBERG
P.G. : Le travail avec Seberg, c’était plutôt par rapport à Godard. Quand je l’ai rencontrée, comme on a parlé de Godard tout de suite. J’ai trouvé intéressant de faire un travail qui échappe à À bout de souffle dans la mesure où c’était quand même très présent sur le tournage.
Et puis, elle est passionnée par l’Actor Studio [la méthode Stanislavski]. Elle me forçait à faire des scènes de l’Actor Studio. Elle me disait : « Demain, je veux bien te faire un plan, mais je t’échange mon plan à condition que tu me joues quelque chose ». Alors, il fallait que je joue un voleur. Je rentrais dans la pièce. Il fallait que je pique mille francs dans son sac et que je sorte en courant. On essayait de faire ça et puis après, j’avais vraiment peur, elle me poursuivait dans l’escalier... Effectivement, je suis rentré assez facilement dans des psychoses. Elle me disait que c’était comme ça qu’ils travaillaient à l’Actor Studio et qu’il fallait travailler de cette manière. Et alors, on a essayé de faire le film comme ça, de faire quelque chose qui tienne du psychodrame et qui serve à délivrer réellement quelque chose.
Comme elle est une star, à un niveau précis, j’étais quand même en observation par rapport à son travail. Peut-être que ce travail lui a été réellement utile parce qu’elle m’a écrit une lettre qui semblait trouver que l’on avait fait un travail positif et important. Ceci dit, elle pense que le film est complètement incompréhensif pour n’importe qui.

Intertitle: JEAN SEBERG
P.G.: When I met her, we talked about Godard straight away. I found it interesting to create a piece that escaped À bout de soufflé insofar as it was still very present in the filming.
And, she was passionate about the Actor Studio [method acting]. She forced me to do scenes from the Actor Studio. She said to me, ‘Tomorrow, I will give you a plan, but I will only give you my plan if you act me something.’ So, I had to play a thief. I had to steal a thousand francs from her bag and then leave – running. We tried to do that and then after, I was truly scared, she followed me down the stairs… Effectively, I had returned to psychoses – and quite easily. She said to me that it was like that when they worked at the Actor Studio and that it was necessary to work in that way. And so, we tried to make the film like that, to make something that uses psychodrama, and that serves to really liberate something.
As she is a star, at a very specific level, even I was under observation, with regards to her work. The work had perhaps been very useful to her, because she wrote me a letter; it seemed to say that we had created a positive and important piece of work. That said, she thought the film that was completely incomprehensible.

Intertitre : SI TU AVAIS EU LES MOYENS DE FAIRE UNE BANDE SON POUR LES HAUTES SOLITUDES, L’AURAIS-TU FAIT ?
Un spectateur : Si tu avais eu les moyens de faire une bande son pour Les Hautes solitudes, est-ce que tu l’aurais fait ?
P.G. : Oui, sans doute.
Un spectateur : Et maintenant, cela ne te dirais-tu pas de la faire ?
P.G. : Non, je ne reviens jamais en arrière. Je sais que ce n’est pas bien. De toute façon, il est bien évident que si j’avais une table de montage, je démolirais complètement le film. Parce que quand on vient de finir un film, on n’a pas de regard, on associe trop les scènes de tournage aux scènes impressionnées sur la pellicule. Alors, maintenant, deux ans après, si j’allais au montage, il n’en resterait que vingt minutes. Mais ce n’est pas très intéressant. Godard disait qu’il valait mieux faire un mauvais long métrage qu’un bon court métrage. Je crois qu’il avait raison parce qu’un court métrage est voué à n’être jamais vu.

Intertitle: IF YOU HAD HAD THE MEANS TO MAKE A SOUNDTRACK FOR LES HAUTES SOLITUDES, WOULD YOU HAVE MADE ONE?
A spectator: If you had had the means to make a soundtrack for Les Hautes solitudes, would you have made one?
P.G.: Yes, without a doubt.
A spectator: And now, you wouldn’t make it?
P.G.: No, I never look back. I know that it is not good. Anyhow, it is very clear to me that if I had an editing table, I would completely destroy the film. [...] So, no, two years after, if I went back to editing, it would only be twenty minutes. And that is not very interesting. Godard said that he valued making a bad feature-length film over a good short film. I think that he had a point, because a short film is destined never to be seen.

Intertitre : JEAN SEBERG N’OUBLIE JAMAIS LA CAMÉRA AU CONTRAIRE DES FILMS DE WARHOL OÙ LES ACTEURS L’OUBLIENT COMPLÈTEMENT
Un spectateur : Est-ce que ce n’est pas gênant pour vous que Jean Seberg n’oublie jamais la caméra ? Tout à l’heure, vous vous êtes référé un peu à Warhol. Mais les acteurs, chez Warhol, oublient la caméra alors que Seberg est vraiment en relation directe avec la caméra.
P.G. : Oui, mais elle crée une espèce de communication. Comme j’étais derrière l’objectif, elle entraînait une certaine communication directe avec la caméra.

Un spectateur : Ce n’est pas avec vous qu’elle entrait en communication ? On dirait qu’elle joue un rôle.
P.G. : Oui, c’est vrai. C’est aussi dans le vide, je crois. Non, mais en même temps, elle est en psychanalyse et, quelque part, elle est quand même très, très à vif, c’est-à-dire que ça lui est utile. De toute façon, tourner, c’est un rituel.

Un spectateur : Oui, mais par rapport aux autres films, les personnages vivent, comme Terzieff ou votre père alors que, là, je n’ai jamais l’impression que Jean Seberg vive et on s’ennuie toujours. Elle nous ennuie tout le long. C’est très pénible. Elle ne nous intéresse pas du tout. On sent tout le temps qu’elle est en relation avec cette caméra et qu’elle ne l’oubliera jamais. Alors, est-ce que ça vient de l’Actor Studio, est-ce que c’est un défaut du réalisateur ? Mais enfin, ça ne passe pas du tout, à aucun moment.
Un autre spectateur : Je ne suis pas du tout d’accord parce que, par exemple, je trouve une très grande similitude entre l’attitude de Seberg dans Les Hautes solitudes et l’attitude de ton père et de Terzieff dans Un ange passe qui, en fait, n’ont de relation qu’en fonction de la caméra, qui n’arrêtent pas de jeter des regards à la caméra. La caméra est là. Leur relation serait différente si la caméra n’était pas là. C’est à partir de là que c’est intéressant aussi. C’est ce qui m’intéresse finalement.
P.G. : De toute façon, ce sont deux classes d’acteurs complètement différents. Ce sont deux directions de jeu complètement différentes. Par exemple, il y a des moments où Seberg joue la mère, où ça me paraissait œdipéennement juste.
De toute façon, si j’ai tourné ces films avec des acteurs c’est que, comme je faisais le travail de la caméra et que je devais travailler vite, je ne pouvais pas filmer mes amis. Il y a beaucoup de gens que j’ai envie de faire tourner ou de filmer tout simplement sans les déranger, mais il s’avère que c’est beaucoup plus difficile de travailler avec des gens qui ne sont pas tout le temps devant une caméra.
Ils n’ont pas le souffle nécessaire pour faire un long métrage, car c’est finalement un long métrage. Il faut porter son jeu très, très loin dans la durée. Alors, généralement, les acteurs qui ne sont pas professionnels s’essoufflent très vite et leurs attitudes se montent en boucle. Et puis on est obligé de refaire des prises, je le vois parce que j’ai déjà fait des films avec des gens qui étaient simplement des amis. C’est beaucoup plus compliqué de travailler avec eux. Il faut refaire plusieurs prises, il faut les rassurer tout le temps. Ils ont tout le temps des problèmes de contenance, d’inhibition. Il fallait que ce soit très efficace comme cinéma pour pouvoir aboutir simplement à un long métrage parce que je n’avais jamais fait des films aussi peu chers et dans ces conditions techniques-là. Il fallait donc que je sois sûr d’arriver à faire un long-métrage et que je ne tombe pas en cours de route.

Intertitle: JEAN SEBERG NEVER FORGETS THE CAMERA, AS OPPOSED TO WARHOL’S FILMS, WHERE THE ACTORS COMPLETELY FORGET IT
A spectator: Is it not bothersome for you that Jean Seberg never forgets the camera? Earlier, you referred a little to Warhol. But Warhol’s actors forget the camera, whereas Seberg is truly aware of the camera.
P.G.: Yes, but she creates a type of communication. As I was behind the lens, she exercised a sort of direct communication with the camera.

A spectator: It wasn’t with you that she exercised communication? You said that she plays a role.
P.G.: Yes, that is true. But at the same time, she is a psychoanalyst. Anyhow, filming, it is a ritual.

A spectator: Yes, but compared to other films, the characters ‘live’, as Terzieff and your father while, with this, I never had the impression that Jean Seberg ‘lived’ and it always annoyed me. She annoyed us all the way through. It is very tiresome. She does not interest us at all. One always feels that she is there with this camera and that she will never forget it. So, is that because of the Actor Studio, or is that a fault of the director?
Another spectator: I do not agree at all because, for example, I find a very great similarity between the attitude of Seberg in Les Hautes solitudes and the attitude of your father and of Terzieff in Un ange passé.
P.G.: These are two completely different classes of actors. These are two completely different ways of acting.
There are many people that I want to film or to simply shoot without disturbing them, but it turns out that it is very difficult to work with people who are not in front of the camera all the time.
They do not have the necessary stamina to do a feature-length. Generally, the actors who are not professional get out of breath very quickly, and their attitudes were simply of friends. It is much more complicated to work with them. You have to do many takes; you have to reassure them all the time. They always have problems of composure, of inhibition.

Attention poésie (1982) – video 17’40”

G.C. : Comment Jean Seberg a-t-elle accepté de faire un film entièrement muet ?
P.G. : Pour Jean et pour Maria [Schneider], ce sont des choses qui se sont déclenchées en une semaine. Une semaine après les avoir rencontrés, je me trouvais avec une caméra dans les mains en train de tourner. Comme il n'y avait qu'un cahier écrit et donc une grande part d'improvisation, c'était un échange de propositions de manière à gravir les différents versants d'une histoire.

G.C.: How did Jean Seberg come to agree to making an entirely silent film?
P.G.: For Jean and for Maria [Schneider], these are things that go off in a week. One week after meeting them, I found myself with a camera in my hands, in the process of filming. As there was only a notebook written for it – and so, a lot of improvisation – it was an exchange of ideas, of the different ways to approach the story.

G.C. : Comment cela s'ordonnait-il ?
P.G. : C'était selon une règle harmonique. Je montais les plans bout à bout. Je montais selon les ordonnances de lumières. C'était quand même très appliqué.
On n'avait pas beaucoup de moyens. Seulement de la pellicule périmée, une caméra sans magnétophone. Il fallait quand même essayer de « sortir » une histoire. La question était résolue par le fait qu'il ne fallait pas essayer de faire un chef d'œuvre, mais que ce travail soit visible et utile aux protagonistes du film.

G.C.: How did that fall into place?
P.G.: It was to do with harmony. I organised the plans bit by bit. I organised according to the layout of lights. It was still very careful.
We did not have very many resources. Only the expired film, a camera without recorder. It was still necessary to try to ‘coax out’ a story. The issue was resolved by the fact that it was not necessary to try to make a masterpiece.

G.C. : Comment cela se passait-il avec Jean Seberg sur le tournage ? Qu'est-ce qu'elle te disait ?
P.G. : Lorsque je venais le matin ou au début de l'après-midi, il lui arrivait quelques fois d'avoir passé seule la soirée précédente à chercher deux ou trois prétextes de jeu.
Quand j'avais le temps, quand je n'avais pas été trop préoccupé par le fait de produire le film au jour le jour, quand j'avais trouvé de quoi acheter de la pellicule, le lendemain matin, je faisais la même chose qu'elle. Je faisais mes propositions et, à ce moment-là, Jean montrait toute sa compréhension pour ma génération. On tournait assez peu dans la journée car on parlait d'autre chose. C'est peut-être pour ça que ces films furent utiles à cette époque. Je ne passais pas dix ans à régler un projecteur. Pour ces raisons, j'aime assez bien ces films encore aujourd'hui. On se mettait face-à-face dans un fauteuil et un sofa à parler des autres choses qu'on avait faites dans la semaine, de ce qui nous avait intéressé dans les « sorties » au théâtre, de ce qu'on était allé voir au cinéma ou de ce qu'on avait lu. C'était très réaliste-onirique. C'était fabriqué quelques minutes avant le plan. On tournait une heure ou deux par jour.

G.C.: How did the filming with Jean Seberg go? What did she say to you?
[...] We filmed quite little in the day because we spoke of other things. We sat face to face in an armchair and a sofa and spoke of other things that we had done in the week: of the theatre releases that had interested us, of what we had been to see at the cinema and of what we had read. [...] We filmed an hour or two each day.

G.C. : Est-ce que Jean Seberg avait vu le film ?
P.G. : Oui, elle l'a vu. Elle a dit : « C'est très bien ». C'était une espèce d'ébauche.
J'ai décidé de le laisser tel quel.

G.C.: Has Jean Seberg seen the film?
P.G.: Yes, she has seen it. She said, ‘It is very good.’ It was a sort of sketch; I decided to leave it as it was.

G.C. : Acceptait-elle le principe d'un film muet ?
P.G. : Quand je lui ai demandé si on pouvait le laisser ainsi avec des images blanches et sans son, elle m'a répondu : « Je suis contente si tu le laisses ainsi ». [...]
Jean était une personne d'une rare beauté et d'une rare intelligence. [...]
Je me suis volontairement arrêté à un stade préliminaire par rapport à mes autres tournages.

G.C.: She accepted the principle of a silent film?
P.G.: When I asked her if we could leave it as that, with the whitewashed images and without sound, she replied to me, ‘I am happy if you leave it like that.’ [...]
Jean was a person of a rare beauty and of a rare intelligence.
The film made me think of The Chelsea Girls and of À bout de souffle
In comparison to my other films, I voluntarily stopped at a preliminary stage.

***

G.C. : En général, préfères-tu tes films sonores ou tes films muets ?
P.G. : Ça dépend. J'aime bien Les Hautes solitudes, c'est un film muet, Athanor, il est muet et Marie pour mémoire, il est sonore. Un film muet, ça file un autre trac. Ça dépend du public. [...]

G.C.: In general, do you prefer films with dialogue or silent films?
P.G.: It depends. I like Les Hautes solitudes a lot – that is a silent film, Athanor – that is silent, and Marie pour mémoire – that is a film with dialogue. [...] It depends on the public. [...]